Pourquoi aimer souffrir?

, Jean-Christophe Holzerny, est un athlète atypique que vous avez pu découvrir dans l’article de Jogging International récemment.

Excellent Nageur, 43min une année à Nice ! il est imposant, massif, des mollets qui font les cuisses d’un mec normal, des palmes (47) à la place des pieds, et une sérénité et une détermination à toute épreuve. On a pu le voir à l’oeuvre à Barcelone, pour aller chercher le podium, et on le retrouvera à Nice prochainement.

Dans la vie, Il est prof de philo agrégé. Ca en jette, hein? Alors, parfois il nous pousse à réfléchir un peu, à mettre du sens pour aller toujours plus loin.

Ce mois-ci, il nous a préparé un petit texte introspectif.
Accrochez-vous et bonne lecture !

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Dimanche 20 mai, Calella, station balnéaire vouée au repos, lieu idéal pour oublier toute forme de contrainte et de souffrance. Pourtant, à 5h du matin, presque 3000 d’entre nous se lèvent dans la nuit, s’apprêtent à plonger dans une eau à 15°, à parcourir 1,9km à la nage, 90km à vélo et 21km à pied. Tout ceci délibérément et même avec une certaine excitation (passées bien sûr les 5 minutes douloureuses pendant lesquelles, le corps et l’esprit encore endormis, chacun fait le constat de l’absurdité de la violence qu’il s’impose à lui-même et plus encore à celui ou celle qui partage sa chambre d’hôtel).
Il n’existe pourtant qu’une seule certitude concernant cette journée ensoleillée : « je vais souffrir ». Certes on a vite fait de trouver les mille et unes raisons qui nous permettent de donner un sens à cette souffrance ; on peut invoquer le dépassement de soi, le défi, la fierté, l’ambition, la gloire, le voyage, l’aventure; on peut revendiquer la lutte contre l’ennui, la banalité de l’existence, la vieillesse, etc. Mais rien ne peut occulter la souffrance nécessaire par laquelle il faudra passer.

Une seule certitude : “je vais souffrir”
Et si c’était elle que nous cherchions ? Non pas comme un moyen mais comme une fin ? La souffrance aurait-elle un sens au-delà des buts qui en feraient une étape obligée ? L’épreuve serait-elle aussi riche et belle si elle ne faisait pas mal, si elle ne se vivait pas dans la douleur ? Pourquoi ces larmes en franchissant la ligne d’arrivée sinon parce que nous avons tant souffert ? Et comment comprendre qu’il s’agisse d’abord de larmes de joie ?

Il y a, en apparence et physiologiquement parlant, une contradiction dans cet aveu, qui semble contre-nature : la vie, c’est l’effort par lequel un être fuit la douleur et recherche le plaisir. Faut-il que nous soyons des êtres dénaturés, pervertis, pour ne plus écouter la voix de la nature ? Ou bien n’a-t-on jamais véritablement compris ce qu’était le plaisir ?

 

“la douleur, comme la santé, ne sont rien en dehors de l’interprétation que nous en faisons”

Nietzsche a passé l’essentiel de sa vie dans un corps souffrant, douloureux, contraint de vivre reclus, isolé, dans de rares lieux où ses maux pouvaient être supportés et permettre un peu de répit (maux de tête, d’estomac entre autres souffrances horribles, jusqu’à la paralysie ; à peu près sûrement les séquelles d’une syphilis mal soignée). On ne s’étonnera pas qu’il ait consacré sa réflexion au corps et à ce qu’il appelle la « grande santé ». Mais curieusement, sa conception de la santé ne rejoint pas celle qu’on attendrait, que la plupart d’entre nous approuverait, et que Leriche définissait, en 1936, comme « la vie dans le silence des organes ». Il ne dit pas que la douleur nous diminue, ni qu’elle est le contraire du plaisir. Selon lui, la douleur est condamnée parce qu’elle est interprétée comme nuisible; or, en réalité, la douleur n’est pas un mal en soi. L’enfant qui tombe lit la douleur qu’il (ne) ressent (pas) dans le visage effrayé de ses parents ; qu’ils sourient et l’enfant reprendra sa course en riant. Il faut donc comprendre que la douleur, comme la santé, ne sont rien en dehors de l’interprétation que nous en faisons.

On doit distinguer trois sortes de douleur :
– La douleur comme incapacité à dominer des forces externes ou internes : c’est la faiblesse du corps qui se révèle comme vulnérable (affections, maladies, blessure du sportif).
– La douleur qui permet d’oublier cette faiblesse : l’effort régulier, le fameux « sport-santé », dont le rôle est de prévenir la faiblesse, de lutter contre elle.
– Enfin la douleur comme capacité de se faire violence à soi-même, qui permet la transformation de soi par soi, douleur qui est recherchée pour elle-même.

La douleur, dans ce dernier cas, n’est pas une malédiction mais un stimulant, le signe d’une lutte pour la vie. Pour beaucoup, être en bonne santé, c’est oublier qu’ils ont un corps, c’est valoriser l’équilibre, la satiété, la stabilité, bref l’immobilisme et donc en quelque sorte le contraire de la vie qui est mouvement, instabilité, désir, résistance et aptitude à se surmonter soi-même.
“l’absence de douleur, c’est la mort”
En un certain sens, l’absence de douleur, c’est la mort. L’athlète, quel que soit son niveau, et pourvu qu’il aille au bout de ses forces, sait mieux que quiconque que vivre, ce n’est pas se conserver, mais augmenter son potentiel, créer, inventer, et donc faire de l’adversité un moyen d’éprouver sa propre puissance. Il ne faut pas confondre l’hygiène et la santé, la simple survie ou conservation de soi et le dépassement, la transformation de soi. La « grande santé » ne consiste pas à gérer son corps comme un capital toujours à l’équilibre entre dépenses et recettes. Le corps n’est pas une machine qui obéirait à des normes et mesures, parce que la nature ne crée pas de normes ni des machines identiques mais de la différence, de la diversité et des individus uniques.

 

Nous aimons souffrir et nous sommes des récidivistes parce que chaque souffrance est une nouvelle expérience. Contrairement à l’opinion commune, il n’y a rien de répétitif dans l’entraînement ou dans la compétition parce que la situation change à chaque fois. «On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve» comme dirait Héraclite. Et la douleur ressentie n’est pas une nuisance parce que c’est elle qui nous porte vers de émotions intenses qu’on ne peut intellectualiser. Si l’on en croit Canguilhem, il y a 1001 façons de vivre et la vie est avant tout improvisation et créativité. La santé véritable, c’est la possibilité de « surmonter des crises et de tolérer des infractions à la norme habituelle », c’est « pouvoir tomber malade et s’en relever ». Il faut se méfier d’un corps silencieux, insensible, ou pire encore de l’idée d’un corps normal, soumis à des lois intangibles. La démesure des performances sportives est justement une revendication de la singularité du corps et de son refus d’être asservi à un modèle.

« Anything is possible », une phrase banale qui devrait être le moteur de notre existence.

Chez Ironman, le slogan c’est « Anything is possible », la phrase est banale et on en oublie vite le sens tant elle est réduite à sa dimension marketing, mais à bien y réfléchir elle devrait être le moteur de notre existence. Elle est en tout cas ce qui crée, au matin d’une course comme celles que nous pratiquons, une angoisse profonde et ambivalente : l’ignorance totale de ce qui nous attend à condition d’accepter d’aller au bout de la souffrance que l’épreuve requiert, mais aussi la jouissance de découvrir cet inconnu.

Si le sport paraît dangereux pour la santé, c’est parce qu’on conçoit celle-ci comme rejet de la douleur. Mais on ne peut se sentir vivant sans se mesurer sans cesse à un nouvel obstacle, à une nouvelle entrave. Les images de Julie Moss à Hawaï en 1982, terminant l’épreuve en rampant, totalement déshydratée, ont fait le tour du monde. Son obstination à franchir la ligne d’arrivée a largement contribué à la renommée de cette course, à sa dimension mythique, et à son succès.

N’était-ce que du voyeurisme, un goût malsain pour la souffrance d’autrui ? Ou la preuve concrète que la véritable compétition n’est pas celle qui nous oppose aux autres, mais celle qu’on remporte sur soi-même, avec les autres et même grâce à eux? Comment faire l’expérience concrète de mes capacités si ce n’est dans la résistance des éléments ? Si la vie est l’ensemble des forces qui luttent contre la mort, la douleur est la preuve concrète que je suis toujours en vie.
On se trompe donc autant sur le plaisir que sur la douleur. Le plaisir est dans l’excès et non dans l’équilibre, et la douleur est le signe de cet excès par lequel on se grandit soi-même. La douleur n’est pas la maladie. Elle n’est pas un dysfonctionnement du corps mais un état normal du corps confronté à un environnement nouveau qu’on cherche à découvrir (que ce soit le monde ou les autres : le repli sur soi est un aveu de faiblesse et une peur de la douleur ou de la peine d’être incompris). Il faut passer d’un rapport passif à la douleur à un rapport actif susceptible de développer la force plastique du corps. Il ne s’agit pas de souffrir pour souffrir mais pour apprendre à se découvrir. De la même manière on peut être malade ou l’avoir été et rechercher ardemment la douleur.

“la douleur est le privilège de ceux qui aiment la vie”

Combattre la maladie ce n’est pas fuir la douleur mais la rechercher comme la preuve que le combat n’est jamais perdu (n’est-ce pas Jo ?). Vaincre la maladie et recouvrer la santé ce n’est pas en finir avec son corps, mais avoir le luxe de choisir une souffrance au lieu de la subir, et se réconcilier ainsi avec ce corps si longtemps meurtri. Ainsi, la douleur est le privilège de ceux qui aiment la vie.
Par JC Holzerny  Juin 2016